Ça y est après avoir joué à la démo il doit facilement y avoir presque 15 ans je l'ai commencé et fini. Si Grim Fandango n'avait pas le bénéfice de l'émerveillement du gamin que j'étais quand j'y ai joué la première fois, The Longest Journey serait sans doute quelques centimètres au dessus sur le podium.
Déjà on ne nous ment pas sur la marchandise, The Longest Journey est bien un long jeu d'aventure. Mon compteur Steam indique 24 heures de jeu passées dessus, et je n'ai pas spécialement bloqué, ma partie a été fluide. À titre de comparaison le récent Point & Click The Next Big Thing indiquait quelque chose dans les 8-10 heures si je me souviens bien et là j'avais été bloqué à plusieurs reprises assez méchamment (les énigmes étaient super faciles mais également super mal conçues). Mais ces 24 heures n'ont pas été 24 heures d'ennui, bien loin de là, et je serais ravi de signer pour 24 heures de plus.
Déjà je vais vous faire un petit topo sur l'histoire, pas forcément ultra originale : on incarne April Ryan, une jeune adulte qui a fui le domicile familial un beau matin pour se lancer dans une nouvelle vie d'étudiante en arts. Elle habite avec des potes dans une maison façon colloc' avec plusieurs chambres et elle bosse comme serveuse au café du coin. Mais elle fait des rêves de plus en plus bizarres, où elle est dans un autre monde. Elle commence même à avoir des hallucinations et voir des choses dans la vie réelle. Hallucinations ? Pas sûr car un soir au café, tout le monde est témoin de l'apparition d'une créature de cet autre monde. Au bout d'un moment, avec l'aide d'un vieux type mystico-bizzaroïde, elle passe dans cet autre monde : Arcadia, où elle apprend que "the Balance" est en péril (j'ai joué à la version anglaise, je ne sais pas comment ils ont traduit) et que tout repose évidemment un peu sur elle. Elle va donc devoir sauver le monde (enfin les deux mondes) en utilisant comme dans tout bon point & click des objets farfelus sur son environnement, entourlouper les gens qui l'entourent, bref, du classique.
Le concept des deux mondes c'est qu'il y a fort longtemps les deux ne faisaient qu'un (évidemment), mais l'Humanité courrait à sa perte du coup il a été décidé de scinder les deux mondes. L'un, Arcadia, serait régi par la magie et le désordre. L'autre, Stark (notre monde quoi), par la science et l'ordre. Au milieu, un gardien veille sur l'équilibre ("the Balance"). Sur Stark l'existence de la magie et d'Arcadia s'est perdue dans les mémoires. Sur Arcadia, on sait qu'il existe un monde jumeau et on l'envie un peu car on aimerait bien évoluer et quitter le moyen âge en gros. Du coup "the Vanguard", une espèce de courant religieux, en profite pour prôner la réunification des mondes comme on bon vieux temps où on était surpuissant avec magie+science. Ensuite ça serait du spoiler mais l'histoire n'est pas si naïve et vaut véritablement le coup.
Le truc qui m'a impressionné dans le jeu, c'est la crédibilité. Le monde d'Arcadia où on passe le plus clair de son temps c'est très fantasy, je suis pas fan en temps normal mais j'ai été très bon public ici, c'est cohérent et plein d'humour. Le monde de Stark (la ville de Newport exactement), on est plus à même de juger de sa crédibilité et on a beau être dans un monde futuriste, on se sent bel et bien chez nous. Il faut savoir que le jeu est sans tabou, certains persos jurent, insultent, on parle assez ouvertement de sexe (surtout la proprio lesbienne de April), on traverse des quartiers très pauvres et sales avec des drogués, c'est de la contre utopie très classique avec les pauvres légalement renfermés dans les bas fonds. À côté on a le quartier d'April Ryan (toujours niveau pauvre mais qui craint pas) qui s'appelle Venice, c'est un peu bohème avec des artistes dans les parcs, des petits canaux, des ponts, c'est tout beau (et usé à la fois). C'est difficile à décrire mais on y croit vraiment, surtout que à l'inverse de la majorité des jeux d'aventure, ici on est pas plongé directement dans l'aventure qui sort de l'ordinaire mais on vit un peu le quotidien de l'héroïne (comme Manny dans Grim Fandango en fait). En fait, on est bel et bien chez nous, et l'aspect futuriste n'est qu'un déguisement et une caricature de notre monde d'aujourd'hui. D'ailleurs la vie est très semblable à la nôtre, pas de gadgets technologiques ou quoi que ce soit, tout ce que j'avais dans mon inventaire qui venait de Stark, j'aurais pu le trouver en allant faire les courses ou dans la rue.
Concernant les personnages, l'héroïne April Ryan est un des personnages les plus travaillés des jeux d'aventure que je connais. Elle est très drôle, fait preuve d'énormément d'auto dérision et a des réactions très authentiques face à ce qui lui arrive (c'est pas genre youhou je suis dans un autre monde je dis bonjour à tout le monde, c'est pas une héroïne de façon innée mais bien mademoiselle n'importe qui). Par exemple la première fois qu'elle va dans l'autre monde on lui dit d'aller voir un certain Brian Westhouse si elle veut revenir dans notre monde. Dès qu'elle franchit "the shift" et apparaît sur Arcadia, sa première réaction c'est "Il m'a dit d'aller voir B.W. si je voulais rentrer. Je veux rentrer maintenant.". Elle a aussi un journal qu'elle remplit (histoire de se remettre les choses en tête ou préciser les objectifs quand on est perdu) et juste après qu'on lui explique qu'elle devra reconstituer tel artefact et faire ceci et cela, dans son carnet elle récapitule tout d'un ton un peu sarcastique et ajoute un "et j'imagine qu'ensuite je suis censée faire la lessive". Elle découvre autant l'autre monde que nous on le découvre.
Les autres persos sont excellents aussi, notamment Crow, le rigolo de service, le classique bras droit boute-en-train. Les gens sur Stark sonnent eux aussi très vrais et les gens sur Arcadia sont un best-of quasi exhaustif de tout ce qu'on peut trouver dans les jeux d'aventure : il y a les petits rigolos, les sages, les mystiques, les lambdas, les gros emmerdeurs qui trouvent toujours à critiquer, les respectables qu'on a presque de la peine à entourlouper.
Au niveau des énigmes il n'y a rien de spécial à dire si ce n'est que c'est très bien construit. On ne bloque pas, les objectifs sont clairs, c'est logique (dans la logique de l'environnement dans lequel on évolue bien sûr mais absolument rien de tordu). Un parti pris m'avait un peu gêné au début mais en réalité c'est bien mieux comme ça : au lieu d'avoir un message pré-enregistré qui dit "non je vais quand même pas faire ça" quand on essaye d'utiliser des objets sur d'autres alors que ça a rien à voir, eh bien le curseur de la souris ne clignote pas et on ne peut simplement pas utiliser ledit objet. Ça gagne du temps et comme on n'a jamais tendance à utiliser les mauvais objets on s'en rend pas compte et ce qui se passe à l'écran à l'air plus naturel. Et on garde évidemment son inventaire d'un monde à l'autre. User d'une potion d'invisibilité sur Stark ou vaincre un puissant alchimiste avec une calculatrice sur Arcadia, ça n'a pas de prix.
La fin du jeu, sans apporter un retournement de situation majeur, n'est pas prévisible et nous prend un peu en traître. On ne sait pas si c'est une bonne ou une mauvaise fin. Mais c'est une fin c'est déjà ça. Et en plus ça débloque un menu avec un bêtisier du doublage, des dessins, et des musiques non utilisées.
The Longest Journey mérite très largement d'être qualifié de meilleur jeu d'aventure comme certains joueurs proclament. Il combine en un jeu tout ce qui se fait de mieux, super histoire, super ambianceS, super personnages, super dosage des énigmes. Et la clé c'est je crois, comme pour Grim Fandango, de combiner un aspect "évolution dans un monde familier et crédible" et un aspect "découverte d'un monde inconnu et mystérieux". La barre vient pour moi d'être mise très haut !